Tout coule de source, avec une limpidité vive, avec un ondoiement large de périodes ; et l’éclat tend à se fondre dans la pureté totale du cours, qui charrie maintes richesses de diction inaperçues d’abord. Mallarmé, à propos de Beckford
Longtemps connu pour son seul Vathek (1872), chef-d’œuvre unique d’un des rares écrivains anglais d’expression française, récit de voyage initiatique, William Beckford eut un destin aussi incroyable et fascinant que celui de son conte, oriental et gothique. Sa vie comme son œuvre sont paradoxales. Jeune homme prometteur, “fils le plus opulent d’Angleterre” selon le mot de Byron, ouvert à toutes les cultures (latine, française, italienne, arabe ou persane), à tous les arts (pianiste, chanteur, compositeur, collectionneur averti), il est aussi un proscrit parcourant longtemps l’Europe avant de venir s’enterrer en Angleterre une fois l’interdit levé ; il est ce voyageur infatigable et cruel qui erre pour rêver ; il est ce débauché fasciné par la dévotion et la pompe catholique ; l’enfant de la nature qui court les bois ; l’artiste épris d’artifice. La découverte progressive de son œuvre (que nous avons explorée avec un choix de correspondances, de contes orientaux et de fragments) montre bien que derrière cet écrivain, longtemps considéré comme marginal, se cache une figure emblématique du véritable Siècle des lumières, dont on a trop souvent ignoré la formidable part d’ombre qu’il recèle.
Le rire de William Beckford
Par Dominique Fernandez du Nouvel Observateur, 22-28 août 1991
Pas de figure plus savoureusement extravagante que celle de ce William Beckford, grand seigneur scandaleux, banni de son pays comme le serait, quelque cent ans plus tard, et pour les mêmes raisons, un autre Anglais illustre, Oscar Wilde. Et pas d’écrins mieux adaptés à ses petits ouvrages insolents et précieux que les volumes de la “Collection romantique” publiés par José Corti, carrés de format et non massicotés.
Cet éditeur est le seul qui laisse encore au lecteur le plaisir de couper les pages de son livre, et de s’enfoncer ainsi, peu à peu, à la recherche du trésor caché. Métaphore qui convient on ne peut mieux à William Beckford, initié très jeune aux délices des Mille et une nuits, et dont tous les récits, qu’ils soient fictions ou voyages, présentent l’exquise ambiguïté d’un conte oriental.
Il n’avait que 18 ans, lorsqu’il écrivit, en 1777, La Vision, son premier texte, jusqu’à présent inédit en français, et qui, annonçant par la grâce d’une rose voluptueuse et fluide ce chef-d’œuvre absolu que sera le célèbre Vathek, est déjà un admirable récit d’initiation romantique. Le narrateur s’égare dans une montagne abrupte où il rencontre un vieux brahmane qui lui propose d’accéder aux sphères supérieures de la connaissance à travers des rites de purification par l’eau et le feu. Il y a du Novalis dans cette quête des secrets primordiaux cachés au fond de grottes mystérieuses, il y a du Baudelaire dans le goût de développer au moyen de sensations inconnues l’énergie vitale inemployée dans la vie ordinaire.
Mais on pense surtout, en lisant le récit de ces aventures magiques et de ces cérémonies réparatrices, à La Flûte enchantée. Vathek, conte froid et cruel, exprime le côté sadique de Beckford, La Vision son côté élégiaque et rêveur. Au seuil de l’année Mozart, on ne pouvait rendre plus bel hommage au compositeur qu’en publiant ce texte imprégné d’un esprit d’enfance et de féerie mozartien.
À 19 ans, Beckford s’éprit d’un garçon de 11 ans, William Courtenay, troisième vicomte du nom. Sa mère, veuve d’un planteur de la Jamaïque riche à millions, crut prudent de l’envoyer en Europe. Il accomplit son "grand tour" en Hollande, en Allemagne et en Italie, d’où il rapporta le Voyage d’un rêveur éveillé (deux volumes de la "Collection romantique"). Vathek date de 1786. Surpris dans une chambre en compagnie du petit Courtenay qui était devenu un jouvenceau de 17 ans, Beckford choisit comme exil le Portugal. Il arriva sur les rives du Tage escorté de son médecin suisse, de son cuisinier français, de plusieurs dizaines de serviteurs, d’un équipage de trois voitures, de son pianoforte et de son clavecin.
Son Journal intime au Portugal et en Espagne (Corti, 1986) et ses Souvenirs d’Alcobaça et Bathalha (un autre petit volume de la “Collection romantique”) sont de malicieux et délectables récits de la vie mondaine à Lisbonne et dans les monastères des environs. Il est le premier de cette race d’homme du Nord qui, élevés dans le puritanisme de la religion réformée, élurent l’Europe du Sud pour jouir d’un climat et de mœurs plus conformes à leur goût.
L’antipathie de Beckford à l’égard de la civilisation septentrionale s’étendait jusqu’aux écoles de peinture. Vies authentiques de peintres imaginaires est un autre joyau de la “Collection romantique”. Il écrivit ces pages dans son extrême jeunesse, pour tourner en dérision la méticulosité perfectionniste des petits maîtres hollandais. On les entend disputer gravement sur la question de savoir s’il vaut mieux employer l’huile de noix ou le blanc d’œuf. Le nommé Watersouchy (ce qui sonne un peu comme “Pot-au-feu”) aime à représenter "les comestibles, les vieilles femmes et autres natures mortes".
À la fin de sa vie, il réussit à peindre "dans un plat en porcelaine de Chine un fromage avec ses vers", et, pour chef-d’œuvre ultime, laissa le portrait d’une puce."Sucrewasser" ("Eau sucrée") et "Soorcrout" ("Choucroute") de Vienne en prennent aussi pour leur grade. Tout est burlesque dans cette satire, mais, de même qu’il préfigure Mozart dans La Vision et Gide dans ses journaux de voyage, Beckford annonce ici, par la minutie de ses reconstitutions fantaisistes, l’érudition pince-sans-rire d’un Marcel Schwob, d’un Borges. Ce dandy, ce dissident du sexe, ce franc-tireur de la littérature a eu du mal à traverser les siècles : on lui a fait payer cher son amateurisme, son audace, sa liberté. La Vision n’a été publiée à Londres qu’en 1930, et il y aurait encore beaucoup d’inédits. Tant mieux au fond, car, libre de commentaires, épargné par les gloses, on le découvre dans la jeunesse et l’éclat de son génie.
L'intégralité de l'œuvre de Beckford en français est chez Corti. Certains textes comme Les Suites de contes arabes ont été travaillés sur manuscrit car inédits en anglais avant la traduction française.