Claude Louis-Combet | Domaine Français (1997)
Les Vies des saints de la tradition chrétienne (mais cette remarque vaut, je crois, pour toutes les religions) constituent une fabuleuse richesse d'imaginaire. Celui qui a grandi, toute son enfance et son adolescence, consciemment et inconsciemment, dans le sein de sa sainte mère l'Église, et qui est devenu, avec le temps, le rêveur nostalgique de sa propre existence, trouve, en ces récits surannés, matière à brassage de fantasmes et à fixations d'affects.
Les personnages de la littérature hagiographique expriment, au degré supérieur, sur les hautes cimes de la sublimation et dans la proximité du sacré, qui fait trembler, les pulsions de tous les désirs, les contradictions du moi et du monde, les conflits de l'élan vital et des forces de dissolution et d'annihilation. Ils expérimentent tout ce que l'humanité peut savoir de plus excessif sur l'amour, le sacrifice, la perdition, l'anéantissement. Ils incarnent de prodigieuses images libidinales et leur vie se tient sur un fil tendu et ténu, prêt à se rompre : celui qui sépare la sainteté de la perversité.
Rose de Lima, qui vécut au temps des conquistadors et fut la première sainte officielle reconnue de l'Amérique latine, apparaît comme le point focal d'une histoire sanglante, lourde de culpabilité collective. L'autopunition, l'auto-destruction, le délire flagellatoire et mutilatoire de la vierge péruvienne signalent l'abcès de fixation qui draine toute la violence des inassouvissements de la chair comme de la foi.
Le narrateur de cette histoire, quant à lui, saisit l'occasion de son investigation dans le passé et de sa rencontre avec une figure très singulière de sainteté chrétienne au féminin, pour trafiquer et troquer celle-ci, des émotions, des sentiments, des visions qui lui appartiennent en propre. Ce processus, hautement subjectif, d'identification, de projection, d'appropriation et d'échange est au cœur de l'entreprise mythobiographique dont Rose de Lima fait ici – dernier supplice – tous les frais.