Marie-Hélène BOBLET | Les Essais (2011)
Si le roman a cru ne plus pouvoir croire en rien au point de ne plus assumer ni intrigue ni message ni personnage, quelques francs-tireurs ont parié sur la foi en l’événement, sur le sens et sur la présence quand même. Le Grand Meaulnes, les récits surréalistes, Le Rivage des Syrtes, les romans d’André Dhôtel ou de Sylvie Germain, ces récits ont l’outrecuidance de raconter l’émerveillement qui suspend à son incandescence toute temporalité, existentielle comme narrative.
L’émerveillement est une émotion paradoxale, composée d’effroi et d’extase, de stupeur et d’éblouissement. Le « merveilleux pouvoir de sentir » dont s’enorgueillit Alain-Fournier irrigue le pari du récit surréaliste sur le réel qui inclut « tout l’au-delà de cette vie », tandis que « le sentiment de la merveille unique d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre » anime les personnages gracquiens. «L’ art de la défaillance » dhôtelien s’accorde à la « science de l’égarement ». Enfin Sylvie Germain, dans une oeuvre complexe et composite, épique et lyrique, chante « la splendeur et la douleur d’être ». En des temps d’indigence et de détresse, la nécessité éthique de s’étonner, se réjouir, s’émerveiller s’aiguise et réenchante le réel de la logique du sensible et du possible. Face à la problématicité de la modernité, l’énigmaticité suscite un rapport émotionnel et imaginaire du sujet à l’objet fait d’adhésion, de confiance, d’abandon. Il y a une énergie dans l’émerveillement, une réponse à un envoi, une activité dans la passivité, une passion dans l’état de suspension.
Le propre des romans est d’articuler, d’agencer des histoires qui, pour ordinaires qu’elles soient, font vibrer un peu de cette stupeur d’être au monde. Ils mettent en musique et en récit une posture existentielle, une relation affective et imaginaire de l’ordre de la croyance. Dans ce quand même, qui résonne de Breton à Ricoeur, me semblent se tenir et des défis esthétiques et des enjeux éthiques pour le vingt-et-unième siècle naissant.
L’essai de Marie‑Hélène Boblet paru en 2011 propose un autre parcours de la littérature du xxe siècle que ceux habituellement suivis. De Alain‑Fournier à Sylvie Germain, en passant par André Breton, Julien Gracq et André Dhôtel, il n’hésite pas à associer auteurs majeurs et auteurs moins connus ou moins étudiés par l’université, auteurs d’avant‑garde et auteurs parfois dits antimodernes, et balaie l’ensemble du siècle avec la volonté de mettre en évidence la présence continue d’une littérature ni terroriste ni désenchantée, une littérature non de l’épuisement mais de l’émerveillement. Cet essai, qui répond selon son auteur à « l’appel du large », n’est cependant pas réalisé dans la contestation de cette dominance du désenchantement et de la crise romanesque. Il cherche au contraire à rendre compte, par un souci de contextualisation constant, de la présence du récit de l’émerveillement comme proposition alternative au désenchantement des sociétés occidentales et aux traumatismes de ce siècle. (...) Suite de l’article de Céline Sangouard sur Acta/Fabula