La notice biographique de Roberto Juarroz ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale, Paris, La Différence, 1993.
Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto Juarroz a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.
De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.
Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.
Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie”. Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.
Aujourd’hui Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.
Extrait de Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation par André Velter, Le Monde, 4 avril 1995.
Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.
D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.
Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. "La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible ". C’est cet " impossible ", c’est cet " indicible " qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.
Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. " L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité. "
À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’"instants absolus ". Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et ques ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.
Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.
Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.
Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.
Entretien avec Roberto JuarrozEntretien avec Roberto Juarroz
Entretien de Jacques Munier avec Roberto Juarroz pour Les Lettres Françaises, avril 1993.
J.M. : À côté de vote activité universitaire, vous avez animé dans les années 60 une importante revue de poésie : “Poesia = Poesia”, diffusée dans toute l’Amérique latine. Quel en était le propos ?
R.J. : Nous voulions défendre, avec ce titre-manifeste, l’idée que la poésie n’est égale qu’à elle-même, qu’elle ne peut être politique, sociologique ou philosophique. Nous avons publié de nombreux auteurs sud-américains, d’Octavio Paz à Antonio Porchia, ainsi que des traductions. Il y avait une chronique intitulée “Vision de la poésie” où différents poètes ou écrivains donnaient, en quelques lignes, leur conception de la présence et du sens de la poésie dans leur vie. J’u ai traduit quelques auteurs français comme Paul Éluard, Antonin Artaud ou d’autres moins connus. La littérature française était toujours bien représentée.
Notre propos était de faire lire une poésie qui ne soit pas engagée dans autre chose qu’elle-même et c’était difficile à l’époque parce que le concept d’engagement, justement, était très à la mode. Mais lorsque tombent les idéaux, les idéologies, la politique comme valeur suprême, alors il peut nous arriver d’éprouver le sentiment que la vie est dénuée de sens, inutile. Quand le vide entre ainsi en nous, très peu de choses peuvent nous réconforter ou habiter ce vide. On se met à lire, à écrire et il se forme ainsi dans le monde une multitude occulte et silencieuse qui retrouve un sens dans ce langage porté jusqu’à l’extrême qu’est la poésie. Bonne ou mauvaise, c’est un autre problème. Sous cet angle, l’important c’est plutôt la qualité du silence auquel la poésie vient répondre.
J.M. : c’est sans doute en écho à cela que revient constamment dan votre œuvre le thème su silence. Est-ce une figure de la limite de la parole, de la poésie, ou bien une métaphore du seuil, comme une ouverture vers autre chose ?
R.J. : Le langage et le silence sont inséparables. Il n’y a pas de langage sans silence car chaque mot a une charge de silence. Ce n’est pas seulement le silence qui surgit, comme une limite, quand s’achève quelque chose. Le silence est au-dedans des mots, au-dedans du poème. Le silence, en premier lieu, c’est l’inconnu que nous portons en nous. Je dis parfois que la première condition du vrai poète consiste à donner des mots au silence intérieur. Pas seulement celui du poète, mais aussi celui des autres. Je crois qu’il n’y a pas de poésie sans une constante invocation au silence. C’est pour cela que je reviens souvent à l’idée du silence. Je voudrais, d’une certaine manière, le concrétiser dans la poésie.
J.M . : Vous avez intitulé tous vos recueils de la même façon : Poésie verticale. Est-ce pour manifester la continuité et presque l’obstination d’une démarche ?
R.J. : Il y a plusieurs raisons à cela. Chaque titre, surtout en poésie, est une espèce d’interruption, un motif de distraction qui n’a pas de vraie nécessité. Sans titre, le recueil s’ouvre directement sur les poèmes, un peu comme ces tableaux dont l’absence de titre vous épargne les détours de l’interprétation. Et c’est une façon de tendre vers l’anonymat des couplets ou des refrains populaires que l’on répète sans en connaître l’auteur, depuis longtemps disparu et oublié. Manuel et Antonio Machado en ont beaucoup parlé dans leurs textes sur la terre espagnole.
J.M. : Et l’image de la verticalité ? S’agit-il de la verticalité ascendante, au sens où Dali employait ce terme pour définir l’âme espagnole, ou de la verticalité de la chute, de la plongée en soi ?
R.J. : Très tôt dans ma vie, j’ai eu le sentiment qu’il y avait en l’homme une tendance inévitable vers la chute. L’homme doit tomber. Et l’on doit accepter cette idée presque insupportable, l’idée de l’échec, dans un monde voué au culte du succès. Mais, symétriquement de la chute, il y a dans l’homme un élan vers le haut. La pensée, le langage, l’amour, toute création participent de cet élan. Il y a donc un double mouvement de chute et d’élévation dans l’homme, une sorte de loi de la gravité paradoxale. Entre deux mouvements, il y a une dimension verticale.
La poésie qui m’intéresse possède l’audace et nudité suffisante pour atteindre ce lieu où se produit le double mouvement vertical de chute et d’élévation. Parfois on oublie l’une des deux dimensions. Mes poèmes tendent de rendre compte de cette contradiction vitale. Et puis, il y a des moments privilégiés, exceptionnels, où l’on éprouve une variation du rythme du temps, un peu comme si le temps était, à un moment donné, coupé. Il y a là aussi un aspect de verticalité.
C’est pourquoi Gaston Bachelard a écrit que le temps de la poésie est un temps vertical. Il faisait allusion à ces moments où le temps s’attarde ou prend un autre rythme, et perd l’aspect linéaire de la durée, pour " retrouver l’éternité ", comme disait Rimbaud, dans un instant vertical. Pour dire ou montrer quelque chose de tout ça, il faut un langage dépouillé, un peu ascétique. Et c’est un travail interminable. La poésie verticale est un travail interminable.
J.M. : Vos poèmes sont souvent traversés par la pensée ; non pas qu’ils recueillent des pensées dans la forme ou l’image poétique mais, comme le révèle un de vos traducteurs, parce qu’ils ouvrent " un chemin de poésie dans la pensée ". Je citerai votre dernier livre, Treizième poésie verticale, où vous formez le vœu de parvenir à " dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel ".
R.J. : Oui, parce que sur la branche d’un arbre un oiseau peut se poser. Si la poésie et la pensée étaient comme un arbre contre le ciel, peut-être que qulque chose d’aussi limpide qu’un oiseau viendrai s’y poser.
Roberto Juarroz par Silvia Baron Supervielle
De même qu’ils s’énoncent lentement, avec force, comme si les syllabes qui les composent s’eussent prolongées à l’intérieur d’elles-mêmesn pas à pas, comme ceux du pèlerin rythmés de son bâton, les mots montrent le haut et le bas, le recto et le verso, la lumière et l’obscurité de chaque chose. Quelqu’un pose une question à l’univers et reçoit sans tarder une réponse qui est plutôt une proposition. Des murs se changent en fenêtres et des fenêtres en murs ou en portes infranchissables. Sur le pas d’une porte, des ombres se relaient, veillent, sont en attente. Il y a une chambre à l’intérieur de laquelle une des parois est ouverte sur l’abîme. La chambre, néanmoins, est intime et équipée d’objets familiers qui s’échangent, se confrontent, s’entrechoquent, bouleversant ainsi l’ordre préétabli et provoquant le regard neutre de l’abîme. (…)
(…) surgissent des paroles claires qui, généralement précédées par des adverbes tels que " peut-être " ou " sans doute ", se taisent et reprennent sans désemparer. Et cette légère incertitude qui entraîne chacun des fragments, les protège de toute attitude factice et même, pourrait-on dire, les défend d leur propre voix, de sorte que celle-ci s’élève seule, haute, ponctuelle dans la certitude de sa réalité sur un autre chemin. (…)
Ces phrases de Nathalie Sarraute : “ …le vieil appareil, l’instrument poétique immuable…des mots obligatoires, la tenue de rigueur de la poésie… ” disent ce que la parole de Roberto Juarroz n’est pas, et mettent en lumière ce qu’elle est : la face occulte, sauvegardée, d’une ouverture verticale dans la nuit.