Éditions Corti

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En chair vive

Miguel TORGA | Ibériques (1997)
(pages de Journal | 1977-1993) Traduit par Claire Cayron

En “interrogeant inlassablement la réalité”, géographique, humaine, culturelle, sociale et politique du Portugal et du monde, et sans jamais “être d’autre parti que celui de la liberté”, Miguel Torga a tenu son Journal durant 60 années : En franchise intérieure, de 1933 à 1977, puis En chair vive, jusqu’à décembre 1993, où il clôt la longue entreprise, juste un an avant de mourir, le 17 janvier 1995, à 87 ans passés.

“Durer longtemps – écrit-il le jour de son soixante-douzième anniversaire –. Seule façon de pouvoir efficacement mettre en perspective les hauts et les bas de la vie. De savoir que la raison atteint où elle peut, que les sentiments ont plusieurs facettes, que derrière chaque apparence se cache une inapparence, qu’il est de bons défauts et des vertus mauvaises, que tout est complexe et vain…

Certes, celui qui part prématurément laisse de lui un espoir frustré, et celui qui dure s’expose à être une frustration manifeste. Mais ça vaut la peine de courir le risque. Même si l’on échoue complètement, on emporte dans la tombe un inestimable trésor : la soumission à nos limites, la connaissance désabusée de la réalité. Que de choses j’aurais perdues si je n’avais pas tant aimé, tant vu, souffert tant de désillusions, connu tant de controverses, lu tant de livres, et si manquaient à mon expérience émotive et mentale les guerres, les découvertes, les catastrophes auxquelles j’ai assisté ! Durer, longtemps. Durer assez pour n’avoir pas de peine à quitter le savoir et la pratique du monde.”

Ce long temps En chair vive est jalonné par les disparitions de Chaplin, Brel, Hergé, Sartre, Yourcenar, Dali, Borges, Beckett, Garbo, La Pasionaria, etc., dont Miguel Torga écrit les incisifs " tombeaux " ; des régimes s’effondrent, des idéologies se succèdent, des guerres camouflées ou spectaculaires se déroulent, une Europe bancale s’édifie, sous son œil clinicien. Et finit de se réaliser un souhait précocement exprimé (25.3.1942) : “Ce que je demande à la vie, c’est assez de santé pour pouvoir continuer à constituer, avec mes livres, un bon oreiller sur lequel, un de ces jours, je pourrai appuyer ma tête et mourir” : 15 recueils de poèmes, 4 pièces de théâtre, 2 volumes de discours et conférences, 16 volumes de Journal, 2 romans, 94 nouvelles, les 6 Jours de sa création du monde et un visionnaire Portugal.




Le second volume du "Journal" de Torga que Claire Cayron et les éditions José Corti proposent aujourd'hui au public français est, en toutes ses pages, passionnant.

Opposant résolu, l'écrivain avait vécu les longues décennies plombées du Portugal salazariste, puis la révolution d'avril 1974 et le brusque basculement du pays dans une modernité dont il avait été sevré. Les années 1977-1993, que recouvre ce volume, sont celles d'un certain désenchantement (mais peut-on dire de Torga qu'il "chanta" un jour?). Elles témoignent aussi d'une énergie intacte. Elles sont enfin le temps de la vérification de ce qui lui tenait le plus à cœur : la fidélité à soi-même et aux idéaux de la jeunesse.

Si la vieillesse est censée apaiser les passions de l'âme et de l'esprit, on pourrait dire de Miguel Torga qu'il ne fut jamais vieux.

Toujours en révolte, indigné par ce qui abîme et lacère la figure humaine ou altère celle du monde, Torga ne baigna jamais dans l'atmosphère confinée et artificielle du contentement de soi.

Nulle part mieux et avec plus de rigueur et d'obstination que dans son Journal, Torga n'a exprimé, accompli ce qu'il appelle un "acte ontologique".

La singularité de cette œuvre, qui mérite assurément une place parmi les grands livres de morale de ce siècle, réside d'abord dans l'absence totale de concession au désir de dévoilement intime.

Mais le grand sujet, l'amour véritable de Torga, et aussi l'objet presque exclusif de son génie intuitif, c'est son pays, le Portugal. C'est là que Torga devient, à part entière, un admirable écrivain, un esprit apte à l'analyse spectrale d'une réalité fuyante, insaisissable, quelquefois suspecte : celle de la nation, de son destin lu dans les arcanes de son histoire, dans les dérives de son présent, dans son espérance intacte.

     

Patrick Kéchichian, Torga, le fidèle, Le Monde, 7 février 1997.



     

Grâce à Claire Cayron, passeur de Torga en France, qui confirme notre pressentiment qu'un traducteur touche parfois à la sainteté, ces feuillets épars d'une unité dans la diversité nous parviennent. Louée soit cette Bordelaise qu'on croisa dans un café du boulevard Saint-Michel, une bouteille de vin à la main pour son éditeur, prouvant ainsi sa gratitude à l'endroit d'un profession sinistrée.

Diariste, Torga poursuit un monologue découpé en dates parfois éloignées, de 1977 à 1993, un continuum à la fois sombre, allergique, vivace, gravé en reliefs, une pointe sèche, une eau-forte de sang et de bile. C'est un cœur mis à nu. Un exercice d'âpreté. Tel Montaigne, il est la matière ondoyante de son livre, mais ce moi, qui redoute "la décrue de l'angoisse" est une vigie insomniaque au-dessus du monde, triant les nouvelles, séparant le vrai du faux, décourageant l'opportun, mais prompt à se lancer sur la poussière et la gloire des chemins.

     

Manuel Carcassonne, Le Figaro, 27 mars 1996.



     

Ce misanthrope a beau fustiger le monde qui l'entoure, il n'en est pas moins à sa fenêtre pour voir passer le cortège. Un vrai misanthrope garderait la chambre, volets clos. Ce n'est pas son cas. Mais quel tranchant !

De l'énergie, de la tenacité, un désespoir tenu en bride, transformé en principe de survie opiniâtre comme ces petits arbres noirs tordus par le vent et le feu de son Tras-os-Montes natal.

     

Michel Crépu, La Croix.