Éditions Corti

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Fantômes, esprits et autres morts-vivants

Daniel SANGSUE | Les Essais (2011)

Des fantômes, on pourrait dire ce que Flaubert disait des expositions : «sujet de délire du XIXe siècle» (Dictionnaire des idées reçues). Jamais en effet les revenants en corps, spectres, esprits et autres morts-vivants n’ont été aussi présents et n’ont autant obsédé les vivants qu’à cette époque. Pourquoi une telle hantise ? Pourquoi tant de fantômes, de têtes coupées qui parlent, de mortes amoureuses et de tables tournantes ? Cet essai de pneumatologie littéraire examine les différentes formes que prend la revenance au dix-neuvième siècle, suit les débats scientifiques, théologiques et philosophiques auxquels elle a donné lieu, et cherche à éclairer les conditions historiques qui ont favorisé son émergence : nouvelle relation à la mort, fascination pour l’occulte, traumatismes liés à la Révolution, phobie de l’inhumation précipitée et autres peurs que la psychanalyse et l’anthropologie aident à comprendre. Mais l’histoire de la sensibilité fantomatique proposée ici passe surtout par l’exploration des très nombreuses œuvres littéraires inspirées par les revenants : des nouvelles de Nodier, Nerval, Mérimée et Maupassant au théâtre de Madame de Girardin et Victorien Sardou, de Spirite de Gautier au Fantôme de Bourget, des romans de Stendhal aux poèmes de Baudelaire, en passant par les procès-verbaux des tables parlantes hugoliennes et La Table tournante de Champfleury, sans oublier Ursule Mirouët, Les Mille et un fantômes, Les Dames vertes et Le Château des Carpathes, c’est à un vaste parcours «hantologique» (Derrida) que le lecteur est convié. Parcours qui montre les affinités profondes liant le monde de l’au-delà à l’écriture quand celle-ci est conçue comme une «sorcellerie évocatoire».

Professeur de littérature française moderne à l’Université de Neuchâtel (Suisse), Daniel Sangsue est l’auteur d’essais sur l’antiroman au XIXe siècle (Le Récit excentrique, José Corti, 1987) et la parodie (La Parodie, Hachette, 1994 ; La Relation parodique, José Corti, 2007). Il a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur Stendhal, auquel il a consacré en outre une étude, Stendhal et l’empire du récit (SEDES, 2002) et un roman, Le Copiste de Monsieur Beyle (Metropolis, 1998).

Cet essai qui étudie la revenance dans la littérature française du xixe siècle a de quoi réjouir. D’abord parce qu’il travaille sur un corpus varié qui va des grands textes hantés de fantômes à des redécouvertes, non pas seulement d’auteurs mineurs mais d’écrivains majeurs qui n’avaient pas été envisagés sous cet angle — car Daniel Sangsue l’affirme, pas un seul auteur du xixe siècle qui ne se soit frotté à quelque esprit ou du moins à la question des esprits, prégnante en une époque de matérialisme galopant et de désacralisation concomitante. Rapportant des rives de l’oubli les œuvres qu’il a retrouvées lors d’une enquête où le hasard objectif jouait son rôle, le lettré qu’est ce professeur de littérature1 est lui-même un passeur de fantômes que la lecture fera se lever magiquement en « une communication d’âme »2, selon la formule de Gautier.

Mais il y a plus que cette ressouvenance. Il faut aussi que l’érudit médite sur ses découvertes et les confronte à d’autres champs disciplinaires, la théologie, la philosophie, voire des pseudosciences, magnétisme et autres palabres paranormaux, et encore la psychanalyse, l’anthropologie, l’histoire, afin d’interroger le rapport du xixe siècle à la mort3. Privilégiant « l’imaginaire littéraire des fantômes » (p. 23), ce livre exalte l’esthétique que ne prennent pas en compte les sciences humaines et propose des rapprochements entre les motifs et les images, si bien que « la véritable revenance est celle des textes » (ibid.). La langue a reconnu depuis longtemps cette capacité de la littérature à faire parler les morts, sous la dénomination de « prosopopée », le poète étant cet Orphée descendu aux royaume des ténèbres pour en ramener les êtres aimés et leur donner voix ; l’écriture ressortit à un pouvoir nécromantique que dévoilent les récits de revenants, et singulièrement de revenantes, et encore les poèmes tombeaux ou le théâtre des jeux de rêves.