Éditions Corti

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Marc Graciano

Marc Graciano est né le 14 février 1966.
Il vit au pied des montagnes aux confins de l’Ain et du Jura.
Tous ses livres sont publiés aux éditions Corti.


Paru en 2013 chez Corti, Liberté dans la montagne de Marc Graciano, aurait pu être le chef-d’œuvre unique d’un auteur encore inconnu et destiné à le rester. À l’époque, ce récit puissamment original avait traversé notre ciel littéraire comme une comète. Or la publication d’Une forêt profonde et bleue est venu confirmer cette année le talent singulier de Graciano et amplifier la surprise et la jubilation que peuvent procurer la découverte d’un nouvel écrivain.

Une surprise, certes, et de la curiosité. Qui pouvait bien être l’auteur de ces deux récits sidérants ? Quel était celui qui, tel le joueur de flûte de Hamelin, savait entraîner le lecteur à sa suite, par la grâce de son style et de son souffle romanesque, et déposer en lui cette impression d’être ramené à des archétypes de sensualité et de vitalité, à un rapport essentiel et quelque peu perdu de nos jours au monde naturel ? D’où vient cette jeunesse, cette santé littéraire ?

Romancier, conteur, il ne faut pas s’attendre avec lui à des intrigues psychologiques ou amoureuses, ni à de l’autofiction. Ses histoires, empreintes de mystère et de violence, semblent surgies de la nuit des temps. Leur cadre est celui d’un Moyen-Âge imaginaire où les hommes s’affrontent à mains nues, où les périples se font à pied à travers une nature splendide et virginale, où la cruauté bestiale des uns trouve une sorte de rédemption grâce à la bonté des autres.

Ces histoires, surgies d’un imaginaire foisonnant, sont portées par un rythme et par un ton dont on aimerait connaître le secret tant ils rendent envoûtant le récit. Grâce à un usage singulier de la langue française, en retrouvant et faisant revivre une multitude de mots oubliés, qui semblent ici parfaitement à leur place, tout un univers sensuel, fait d’odeurs, de gestes, d’images, de couleurs, de sons, d’objets, se déplie et se déploie sous nos yeux comme s’ils sortaient des mains d’un prestidigitateur. Si les récits de Marc Graciano transgressent largement les codes habituels du roman (pas de noms des personnages, absence de dialogues, etc.) et nous emmènent en apparence très loin de notre XXIème siècle, ils nous confrontent néanmoins à des questions plus que jamais sensibles : celle de la violence des hommes, celle du soin aux autres, celle de notre rapport complexe à la nature dont la sauvegarde est aussi le garant de notre propre salut. Il faut sans doute, pour écrire de la sorte, avoir une familiarité étroite avec le règne végétal et animal, une connaissance profonde de l’âme humaine et un amour infini des mots.

J’ai voulu en savoir plus sur cette écriture. J’ai saisi Marc Graciano au vol l’été dernier, lors de son passage par la Dordogne. Il est arrivé un matin dans le van aménagé qui lui sert de maison mobile pendant cette année 2015 qu’il consacre à écrire ses prochains romans et à faire la route. Dans la vie courante, il est éducateur spécialisé en psychiatrie pour adolescents ; il a pris une année sabbatique pour écrire. Par cette belle journée de juillet, sous les frondaisons d’un érable pourpre, il s’est assis en face de moi et il s’est prêté patiemment à mes questions. D’emblée, il a souhaité adopter le tutoiement, désireux d’évacuer tout l’aspect compassé que pourrait avoir un entretien littéraire.

Edith de la Héronnière |


Poursuivre ci-dessous l’entretien que Marc Graciano lui a accordé.


Entretien avec Marc GracianoEntretien avec Marc Graciano

Dans quel terreau est née ton écriture ?

Je suis né et j’ai vécu toute mon enfance en Dordogne, dans une petite ville. Mon grand-père avait une ferme et j’ai passé beaucoup de temps chez lui et dans les bois autour de chez lui, à faire des marches en forêt avec mon frère, car c’était une région relativement boisée et assez sauvage. J’ai tout de suite baigné dans un monde campagnard et rural. Et qui plus est, en ce qui me concerne, j’avais une passion pour la chasse. J’étais un tueur d’oiseaux quand j’étais enfant.

Quelle sorte d’oiseaux ?

Des moineaux, des grives et des merles, qu’ensuite on mangeait, non pas parce qu’on avait faim, mais parce que c’était une règle fondamentale : quand on tuait quelque chose, on devait le manger. Il y avait une sorte d’interdit, assez répandu chez les chasseurs, de tuer gratuitement.

Plus tard, le grand-père m’a prêté son fusil, et je suis allé braconner. J’essayais d’attraper des lapins, des faisans.



Tu étais l’Uber-Pop des forêts de Dordogne !

Ah (rires) ! Le braconnage est une forme de chasse particulière, parce qu’il faut se cacher à la fois du gibier et des humains. La chasse est une école où l’on est en quête, les sens sont aux aguets, avec une attention qui est orientée vers le gibier, et détournée de tout le reste. Je ne m’intéressais quasiment pas aux plantes, ni aux autres animaux. C’est une école qui donne aussi un regard très particulier sur la nature : tu n’es pas là pour te promener, ni pour admirer le paysage. Tu es à la recherche de signes, de traces, de bruits.

Quant à la nature, même si c’est une campagne, tu la vois plus sauvage qu’elle n’est lorsque tu chasses. Et tout cela est aiguisé par le fait que tu braconnes. Les braconniers développent des capacités d’immersion dans la nature, ce sont souvent de très grands chasseurs et connaisseurs de la nature. Ils sortent souvent la nuit, à des moments où les autres ne sortent pas.

Était-ce le goût de tuer, ou la chasse en elle-même, la quête ? Tes personnages sont aussi des gens qui sont aux aguets, qui se sentent souvent menacés. Il y a cette idée d’échapper aux prédateurs.

C’est très complexe. Il y avait chez moi cette excitation de la quête, l’exacerbation des sens, mais il y avait aussi le plaisir de capturer, de prendre possession d’un animal dont je pouvais, par ailleurs, admirer particulièrement la beauté. En capturant leur vie, je prenais possession d’une parcelle du monde qui m’enchantait. Et j’avais l’impression qu’il n’y avait que comme ça que je pouvais le faire, quand j’aurais l’oiseau mort dans ma main. Maintenant je ne chasse plus. Je suis incapable de tuer un animal. Et je crois que j’ai appris aussi à essayer de capter ou capturer le monde d’une manière différente.

Par l’écriture ?

Par l’écriture, maintenant j’en suis convaincu. On m’aurait demandé ça il y a deux ou trois ans ça n’aurait pas été aussi clair. Pour moi, la quête des mots est très liée à la chasse. Les mots sont pour moi une forme de traque parce qu’ils m’ont souvent échappé. Je n’ai pas une grande facilité à trouver mes mots. J’ai toujours un peu de mal à trouver le mot juste lorsque je parle, encore que j’aie progressé à force d’écrire. J’ai toujours l’impression de bégayer, de piocher pour y arriver … Dernièrement je me suis acheté une toute petite trompe de chasse. Quand je trouve un mot, je donne des coups de trompe comme font les veneurs pour signaler que le gibier est à vue ! Il y a un mot pour ça : le taïaut. Quand je trouve un mot, je taïaute.

Quelles sont les lectures qui t’ont amené à cette écriture si particulière ?

J’étais passionné de chasse, mais je n’étais pas vraiment un chasseur efficace. En fait, je suis assez maladroit, pas très à l’aise dans le monde naturel, même si je recherche son contact. Ma passion était plus livresque que pratique : je lisais toutes les revues de chasse, des encyclopédies, des traités et des romans qui parlaient de chasse. Je ne lisais un livre qu’à condition qu’il contienne un passage sur la chasse. J’ai beaucoup aimé La Gloire de mon père de Marcel Pagnol, J’avais un héros quand j’étais enfant, c’était un braconnier, Raboliot, de Maurice Genevoix. Quand je lisais Poil de carotte de Jules Renard, ce qui m’intéressait avant tout c’était le passage où M. Lepic et son fils vont chasser la bécasse. Et dans Vipère au poing d’Hervé Bazin, je m’attardais sur la scène de chasse au lapin. J’allais uniquement vers ce qui m’attirait.

Tu publies ton premier livre en 2013, à 47 ans, ton second en 2015. Mais en te lisant, on a l’impression qu’il y a une vie d’écriture derrière toi.

Il n’y a pas eu, en fait, une grande vie d’écriture. Enfant, j’adorais écrire. Ce n’était pas pour moi un devoir de faire ce qu’on appelait des «compositions ». Ensuite, ça s’est perdu parce qu’on ne nous demandait plus de raconter une histoire, mais de faire des dissertations et des synthèses. J’en ai souffert. Je suis plus en difficulté avec tout ce qui est l’esprit de synthèse, le commentaire de texte, la structuration des idées. Ensuite, arrivé à l’âge adulte, je me suis remis à écrire un peu de poésie, puis quelques nouvelles à la trentaine. Tout ça a été très intermittent. C’est passé 40 ans que je m’y suis mis avec plus d’intensité.

Tu as un imaginaire très particulier. Pourquoi avoir situé tes histoires au Moyen Âge ?

Cette période ne m’est pas plus familière qu’une autre. J’avais besoin d’un monde qui soit encore minimaliste, où il n’y ait pas trop de technique, un monde encore prosaïque. J’aurais pu me reporter plus loin, au Néolithique ou au Paléolithique, ça aurait été encore plus épuré. Ça ne me déplairait pas : le Paléolithique est porteur d’images.

Surtout pour un natif de la Dordogne !

Il y a des moments du livre où on pourrait se croire au Néolithique. J’avais ce désir d’un monde très épuré. En même temps, le Moyen Âge est assez proche de nous, avec des questions qui nous parlent, avec des villes, des institutions, une multiplicité de personnages. Le Moyen Âge est aussi une période où la religiosité englobait tout.

C’est aussi un imaginaire que la société, le patrimoine, rendent très présente.

Particulièrement aujourd’hui. Je suis certainement très sensible à l’imaginaire collectif actuel où il y a une sorte de revival du monde médiéval, de manière légère avec les feuilletons, et de manière plus sérieuse avec les grands historiens. J’ai été bombardé d’images, de BD, de films, de livres.

Mais surtout, ce qui m’a beaucoup marqué depuis ma jeunesse, ce sont les tableaux de Brueghel. Je m’étais acheté un livre sur Brueghel dans la collection Taschen et j’ai passé des heures à le regarder. Il y a en particulier un tableau que j’aime beaucoup, qui n’est pas le plus riche en images, c’est Le retour des chasseurs[1]. Ça se passe en hiver, dans un paysage enneigé, et on voit une troupe de chasseurs qui rentre sur les hauteurs vers le village en contrebas. Il ne fait pas partie des tableaux habituels de Brueghel : il y a peu de personnages et peu de détails. Je suis certain que ce tableau des chasseurs m’a inspiré pour Liberté dans la montagne.

Tout ça pour dire que mon imaginaire est relativement magmatique, épars, et qu’il n’est absolument pas sorti de l’esprit d’un connaisseur ou d’un historien. C’est de la rêverie pure.

Tes livres se passent au Moyen Âge, mais ils traitent de questions très actuelles : cette violence bestiale, ce soin aux autres, cette attention portée à la nature sauvage.

C’est possible qu’ils touchent à des problématiques immémoriales, à un fond anthropologique. Mais il s’agit d’un Moyen Âge personnellement rêvé. C’est d’ailleurs ce qui fait que, par moments, la mentalité des personnages est anachronique. Je prends l’exemple du vieux dans Liberté dans la montagne : je suis à peu près certain que cette situation d’un vieil homme s’occupant d’une enfant comme une mère n’aurait pas pu exister. Un homme ne se serait pas occupé d’une enfant. Il l’aurait laissée à une femme.

Il ne s’en occupe pas comme une mère, mais comme un père, protecteur, il la porte… Une mère ne porterait pas un enfant sur ses épaules.

Comme un père-mère. Il l’alimente. La distribution des tâches s’est beaucoup brouillée dans le monde contemporain. Il est père, mais il peut aussi être mère, c’est à dire la faire manger, veiller à son hygiène, l’aider à se laver, la bercer. Il a une préoccupation maternelle primaire. Mais il est aussi père : il lui présente le monde, le réel. Il est dans une relation de fusion et en même temps il la laisse s’éloigner de lui et parfois même il organise cet éloignement, ce qui vient couper leur relation.

Autre anachronisme : cet abbé qui avoue ne pas croire en Dieu. Je ne suis pas sûr qu’au Moyen Âge une telle chose aurait été possible.

Reste, que certaines problématiques sont très contemporaines comme le lien à l’environnement, la résurgence de la violence, que ce soit la violence institutionnelle ou la violence de la horde. Mais ça, c’est cyclique dans l’histoire humaine. Soit l’État devient extrêmement violent et cruel, soit ce sont des sociétés complètement déréglées.



La rédemption de cette violence ne vient pas, dans tes romans, des sociétés mais des individus. C’est toujours un individu, lui-même exclu, comme le mège de ton dernier livre, un individu rejeté du groupe, qui a la bonté et le soin voulus pour sauver.

Quand j’étais plus jeune, j’ai été marqué par des lectures anarchistes et par le courant individualiste du gauchisme. Je dois avouer que j’ai toujours eu une méfiance envers le groupe. J’entends bien que le groupe est source de régulation, de structuration, de civilisation. Mais il peut aussi partir en vrille et devenir source de grande violence. Le XXème siècle nous l’a prouvé.

Je crois beaucoup en l’individu, en la personne. Et je crois aussi que le sel de la vie c’est la construction de la personne. La société doit exister, mais pour servir l’individu, elle doit l’aider à se développer, faire en sorte que la personne se développe dans toutes ses potentialités.



Il y a une chose étonnante dans tes romans : les personnages n’ont pas de noms personnels. Ils ont des noms génériques – le vieux, la fille, le mège.
Et pourtant les individus ont une très grande importance.

Ça paraît paradoxal. Quand je dis que je plaide pour l’individu, je ne veux pas dire que je plaide pour l’ego. Ici je fais une petite parenthèse ou une diffluence : on dit souvent que notre société est individualiste. C’est faux. Nous vivons dans une société de masse. Ce que j’entends par individus ce sont des gens qui ont été formés et qui ont appris à développer leur esprit et leurs capacités au mieux. Ce sont des individus autonomes et originaux, marginaux s’il le faut. On peut avoir un sentiment d’exister fort en tant qu’individu sans forcément rappeler en permanence son état-civil, son métier, son image sociale, etc. C’est peut-être ce qui explique que mes personnages, alors qu’ils n’ont pas de nom ont une grande présence individuelle. C’est ce que préconisent les sages, tous les sages, pas seulement orientaux.



Chez toi l’écriture ne vient pas sous forme de dialogue.

C’est un art que je ne maîtrise pas, parce que c’est très compliqué. On tombe vite dans le fade, le mièvre. Je dirais même que j’ai presque une aversion pour le dialogue. Parce que le dialogue s’est beaucoup trop répandu dans la littérature contemporaine. Ça me fatigue. Du coup j’ai pris le contre-pied. Dans le passé, c’était l’inverse : ceux qui usaient du dialogue étaient perçus comme singuliers. Il y a des cycles. De même pour la forme interrogative. Dans l’écriture contemporaine les phrases interrogatives reviennent à tout bout de champ : elles renseignent sur la perplexité du personnage, sur ce qu’il pense, sur les questions qu’il se pose, sur ce qui lui arrive. Ça fait avancer le récit. Mais ça m’irrite.



En te lisant, j’ai l’impression de pénétrer dans un monde que j’aspire à connaître ou à retrouver, un monde qui a toujours été là. Il y a quelque chose de très archétypique dans ton écriture. C’est comme si tu touchais des cordes oubliées ou enfouies. C’est de l’ordre de la musique.

Je ne le fais pas fait exprès ! Quand j’écrivais Liberté dans la montagne, je ne prétendais pas écrire une histoire qui ait une dimension symbolique ou archétypale. C’est après coup qu’on me l’a fait remarquer. Je manie des images qui sont extrêmement chargées et très repérables, en fait. Mais je ne les ai absolument pas repérées moi même.



Je remarque que dans tes livres l’homme est protecteur, ou tueur, et la femme est toujours fragile. Vulnérable, enlevée, comme la petite fille ; violée, maltraitée, malmenée et… protégée, soignée comme la jeune femme. Pourquoi est-ce que tu vois la femme comme un être fragile ?

En ce sens là, je ne suis pas contemporain. Je suis peut-être, à mon insu, porteur d’une imagerie patriarcale. Pourtant au départ, la fille est une guerrière. Elle n’est pas si vulnérable que çà. Elle est à la tête d’un groupe d’hommes. Ils la protègent, c’est vrai. Ils la vénèrent. Mais elle les dirige. Elle n’est pas soumise. C’est une héroïne libre, mais protégée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’arrive pas à se défendre. Elle subit une épreuve quasi christique : elle est humiliée, on lui crache dessus et on la crucifie, non pas en la clouant sur une croix, mais en lui dessinant une croix sur le dos à la pointe de l’épée.



Qui sont ses agresseurs ? Est-ce que ce sont des chrétiens qui la voient comme une sorcière ? Ou est-ce le contraire ?

L’idée princeps c’était un petit groupe de Francs, premiers christianisés qui ont déjà une allure de croisés, bien que ça ne se passe pas à l’époque de la première croisade, d’où l’anachronisme. Il faut plutôt imaginer des monothéistes, un peu… totalitaires, qui répriment la représentante d’un polythéisme. L’idée de départ était de rendre compte d’un choc de culture – du moins c’est l’image que je m’en fais - entre le premier empire franc, une fois qu’il a été christianisé, et les religions animistes, polythéistes. Mais tout s’inverse dans le livre, c’est-à-dire qu’en réalité la fille, qui est une sorte de sauvageonne animiste, se révèle être d’une grande bonté, quasi chrétienne, et ces hommes qui se revendiquent d’une religion de l’amour se révèlent être des sauvages. Cependant cette opposition apparaît et disparaît assez vite dans le livre, ou plutôt l’opposition se révèle plus large : entre monde poétique et monde technique.



Dans ton premier roman, le personnage du moine est merveilleux. Et ce mage qui peut imiter tous les chants des oiseaux, le veneur, le grand cerf : ces humains, ces animaux, on a l’impression de les avoir croisés un jour. Tu les inventes, mais tu les rends très réels, visibles, sensibles comme s’ils étaient là devant nous.

Pourtant, je crois n’avoir jamais vu un grand cerf de si près.

L’écriture, c’est çà : rendre réelles des images, arriver à trouver le détail qui fait mouche, le détail réaliste. Nous parlions de capturer le monde. J’ai appris très tardivement qu’avec les mots tu incorpores le monde. Les mots, si tu les investis bien, sont du réel. Longtemps je n’ai pas eu conscience qu’avec du vocabulaire tu peux quasiment créer une expérience réelle, ou rendre réelle une invention.



Tu dis qu’aujourd’hui tu ne chasses plus et tu ne tuerais plus un animal. Mais dans tes impressions de chasseur il y a une approche sacrée du monde.

La chasse, pour moi, n’est pas un sport. On ne va pas à la chasse comme on va faire un tennis : on va tuer un animal. C’est une manière, même à l’époque moderne, de se connecter à un monde ancestral et à un usus, une habitude. C’est une action sacrée, comme elle l’était pour les primitifs. Les anciens avaient très bien compris çà. Pour eux l’animal n’était pas seulement un animal mais il pouvait être un ancêtre réincarné.



Venons-en à la langue. Tu n’es pas un spécialiste, mais tu décris avec une précision extraordinaire les plantes, les animaux, les eaux, les plume, les lichens. Et en te lisant, on a l’impression que ce monde, et les mots qui vont avec, te sont intimes.

J’ai plutôt un esprit qui cultive le vague mais en écrivant, je me suis découvert un goût de la précision. Et ce goût vire presque à l’obsession. C’est une grande surprise pour moi et c’est un grand plaisir aussi. Comme si, avec l’écriture ma vision devenait plus aiguë, plus acérée.



Mais pas seulement ta vision. Ton ouïe, ton odorat… Tous les sens sont conviés. Ton écriture est très sensuelle.

C’est vrai. C’est paradoxal que ce soit par une activité intellectuelle qu’en fait j’exacerbe mes sens.

En ce qui concerne les mots, je ne suis pas non plus un spécialiste. Je n’ai pas fait de latin, ni de grec. Je ne connais pas l’étymologie. J’ai de grosses carences. Mais il y a une recherche – une recherche poétique, en fait. Je vais dans le dictionnaire – j’utilise principalement le Littré – et le mot éveille en moi une image. Dans la sélection du mot ce n’est pas seulement le critère de précision qui compte, il y a aussi toute la charge poétique qu’il possède. Il faut que le mot non seulement soit précis et technique, mais qu’il ait une sonorité qui me plaise et qui convienne au projet, à l’époque que je décris. Je ne peux pas expliquer comment se fait le distinguo. Chacun a ses méthodes. Il y a la sonorité, l’image qu’elle éveille et il est important que ça vienne en surcroît de la description technique.

Il me faut aussi conserver une unité de ton. Quand je choisis des mots anciens, qui parlent de plantes, de chasse, etc., c’est un vocabulaire naturaliste qui donne une unité. Si je ne prenais que les mots qui me plaisent, ou les mots rares et précieux – il m’est arrivé de tomber dans ce travers-là – comme quand tu fais une liste, ce serait périlleux. Si je veux être honnête, dans Liberté dans la montagne j’ai parfois flirté avec ça. Il me semble l’avoir évacué dans Une forêt profonde et bleue. J’ai essayé de garder beaucoup plus une unité de ton dans le vocabulaire.



Tu as un amour des mots extraordinaire ! Ils sont des êtres vivants chez toi.

C’est très tardif. J’ai longtemps eu une sorte de rejet du culturel, du trop bien parlé, du vocabulaire en même temps qu’une grande appétence pour ça.

Les mots appartiennent à tout le monde, et en particulier aux plus pauvres. Économiquement, ou intellectuellement, ils ne coûtent rien. Tu prends un dictionnaire et tu y a accès directement. Ça n’appartient pas qu’aux intellectuels ou aux classes supérieures. Je les compare à la forêt ou à la nature qui appartiennent à tout le monde. Il est étonnant que tant de gens s’en privent d’eux-mêmes, qu’ils s’interdisent d’employer les mots et se privent aussi d’aller dans la nature alors que dans la nature tu es le roi du monde. J’ai passé des années à me priver de ça. J’ai oublié d’aller dans la nature.



Qu’est-ce qui a fait que tu es revenu à ça ?

Quand tu commences à entrer dans l’adolescence, tu es tellement près de l’enfance que tu veux t’en détacher et pour cela tu es souvent obligé de faire un grand pas de côté par rapport à tout ce qui a fait ton enfance. Tout ce que j’avais adoré, je l’ai mis à bas. C’est en vieillissant que je me suis rendu compte que c’était fondamental pour moi. Plus je vieillis, plus il m’est facile de me reconnecter avec des choses de l’enfance sans craindre de redevenir un enfant. Et même si je redevenais un enfant, j’en serais ravi.



Tu as contourné le « bien parlé ». Tu as inventé une langue – ta langue à toi. Elle ne ressemble à aucune autre.

On pourrait trouver quelques petites filiations, quand même.



Certainement. Tu parlais de Claude Simon...

Je ne pense pas qu’il m’ait influencé, mais il m’a donné le goût de trouver le mot juste pour décrire le réel. Lui, il y arrive à la perfection. Moi, j’ai l’impression de balbutier. J’ai été très marqué par Hemingway.



Pourtant il y a beaucoup de dialogues chez lui.

A l’époque où il écrivait, ça ne se faisait pas. On lui a reproché de faire trop de dialogues. Mais ses dialogues sont laconiques, contenus, retenus, ce n’est jamais bavard. C’est tout en non dit. C’est très fort. Hemingway a aussi un grand lyrisme pour chanter le réel, le monde existant. Il m’a beaucoup marqué. Pour qui sonne le glas est un chant de matérialisme pur, où, en même temps, tout est sacré. Cormac McCarthy m’a un peu influencé mais il n’a fait que réveiller l’influence d’Hemingway en fait.



Est-ce que les troubadours t’ont marqué ? Chez eux le rythme compte beaucoup.

Non. Je ne les ai jamais lus. Ni les chroniqueurs du Moyen Âge. En revanche, j’ai toujours eu un goût pour l’oralité dans la langue. Même avant d’écrire de manière assidue, la langue trop écrite me gênait. J’étais plutôt porté vers les langues qui laissent transparaître l’oralité. J’ai eu une passion pour les auteurs russes, parce qu’ils ont une langue beaucoup plus proche du récit parlé. C’est ce qu’ils appellent le skaz[2], je crois, en Russie, qui est cette façon de parler en rythme qu’ont les conteurs. Je crois que Gogol s’en revendique un peu. Et plus sûrement encore quelqu’un comme Zamiatine. J’ai beaucoup aimé Evgueni Zamiatine. Il y a chez lui ce rythme lié au conte et au récit parlé.

J’ai aimé aussi Ramuz. Il y a de l’oralité chez Ramuz dans le rythme, dans la composition de la phrase. Ce n’est pas lié au sujet, ni à des tournures de phrases patoisantes, c’est dans le rythme même de la phrase.

J’ai lu aussi des textes sur les sagas nordiques, le Kalevala, par exemple, qui était récité.

Dans le cas du récit oral, il fallait que les gens s’en souviennent. Il y avait des segments, des répétitions, comme des bornes qui permettaient de retenir le texte, parce que à l’époque ce n’était pas écrit. Tout était dans la tête. Il y avait la nécessité de créer des répétitions et, par le rythme, de permettre la remémoration.



Ton écriture se prête très bien à la lecture à voix haute.

Je me relis beaucoup à voix haute. Et je pense aussi beaucoup au jazz. Dans le jazz il y a des répétitions, et même des onomatopées qui viennent scander la musique. Ça sert à garder le rythme. Les « et », dans mes phrases, ont cette fonction là. Ils relancent la phrase, ils permettent de rebondir et ils scandent. En ce sens-là c’est très musical. Pourtant je ne suis pas musicien, mais je suis persuadé qu’en écrivant je fais de la musique.



Dernière question très délicate : est-ce que tu as des projets ? Ou plutôt, qu’as-tu en projet ?

J’ai un troisième livre qui suivra les deux premiers et qui fera partie d’une sorte de trilogie, qui appartiendra au même monde que les deux précédents. C’est un projet long et ambitieux. Et j’ai un deuxième projet où j’essaye d’écrire sur le monde contemporain, avec une langue plus contemporaine. C’est encore plus ambitieux.

[1] Peter Brueghel l’Ancien, Le Retour des chasseurs (1565), Kunsthistorisches Museum de Vienne. [2] Le skaz : conte oral populaire russe.