Hans Henny Jahnn, romancier, dramaturge et facteur d’orgues naquit à Hambourg-Stellingen. En 1915, il s’enfuit en Norvège avec son ami G. Harms pour éviter le recrutement. C’est là qu’il écrivit Ugrino et Ingrabanie, fragment inachevé (parution 1994), et Pastor Ephraïm Magnus, pièce qui obtint en 1920 le prix Kleist (parution octobre 1993).
Revenu en Allemagne cette même année, il quitta l’église luthérienne et fonda la communauté artistique et religieuse " Ougrino ", se réservant le département d’architecture monumentale et funéraire. En 1923, il commença de restaurer les orgues de l’église Saint Jacob à Hambourg créant, en accord avec Albert Schweitzer, un mouvement prônant le retour à l’orgue traditionnel, dont il devint bientôt, en autodidacte, un des meilleurs spécialistes. Après la dissolution de la communauté “Ougrino”, Jahnn écrivit, dans une technique proche de l’Ulysse de Joyce, le roman Perrudja, paru en 1929. Vers cette époque, il se rapprocha des conceptions “harmonicales” (néo-pythagoriciennes) de Thimus et de Kayser.
Fuyant à nouveau l’Allemagne en 1933, il acheta et dirigea une ferme sur l’île de Bornholm, se livrant entre autres à des expériences dans le domaine de la biologie. C’est là qu’il rédigea les deux premiers volets de sa trilogie romanesque, Fleuve sans Rives (la première partie, Le Navire de bois, paraît en octobre 1993 ; Les Carnets de Gustav Anias Horn, la deuxième partie, et l’Epilogue ). Après la guerre, Jahnn retourna à Hambourg et s’engagea fermement dans la lutte contre la bombe atomique.
Antimilitariste et adversaire résolu du nazisme, figure exemplaire d’une lutte pour la défense de la vie sous toutes ses formes, Hans Henny Jahnn a laissé pour notre temps une œuvre baroque, noire, singulière, considérée par ses pairs comme l’une des plus originales de la littérature contemporaine. “Son paganisme sauvage”, écrivait Walter Muschg en 1954, "sa pensée sacrale me réconcili(ent) avec les folies saintes qui se disent et se font dans ses œuvres et qui ne seront jamais comprises que par des êtres jeunes. On peut apprendre de lui ce qu’on trouve uniquement dans des documents littéraires très anciens."
La lecture puis la mise en scène de Pasteur Ephraïm Magnus suscitèrent, à travers toute l’Allemagne, une véritable polémique. “Le public fut stupéfait, révolté, des batailles s’ensuivirent”, écrit Hans Erich Nossack, ami de Jahnn et l’un des rares à l’avoir soutenu, “et la critique quotidienne contribua, aussi bien par son manque de proportions habituelles que par ses grossièretés hargneuses, à donner à Jahnn le cachet de l’auteur dévoyé, perverti, se vautrant dans la fange, auteur que le grand public n’avait point à tolérer.”
Mais comment imaginer que ce théâtre profondément tragique et particulièrement cette première pièce dont Alfred Döblin disait, en 1923, que rien de plus fort, de plus vécu, à part les œuvres de Strinberg, n’avait été formulé sur la scène contemporaine, fût destiné au grand public ?
“On ne peut comprendre Jahnn à partir d’un système dogmatique”, écrivait encore H. E. Nossack. “On peut soigner un parc, y faire passer un doux ruisseau. Certes, le parc est limité et entouré d’une haie, d’un mur. Dehors commence la grande jungle. Qu’importe ! Car à l’intérieur, il y a un monde harmonieux. On peut y rêver et se promener avec femme et enfants sur les sentiers aménagés. (...) Mais lorsque la terre se scinde en deux ? Ou une personne ? Ou un atome ? Qui parlera d’un monde harmonieux ? Ah, que la réalité est disharmonieuse lorsqu’elle fait irruption dans mes habitudes. Jahnn est le poète de cette réalité disharmonieuse. Il est le plus grand, peut-être le seul réaliste de cette époque. À ne pas confondre avec ceux qui se nomment réalistes et ne sont que des chroniqueurs de l’actualité. Or rien n’est plus irréel que l’actuel, ni plus stérile, ni plus vénal.” Car il ne semble pas que l’ambition de Jahnn était simplement de choquer un public bourgeois qu’auraient déconcerté sa franchise et ses audaces : “Jahnn a (...) atteint des strates qui n’avaient jamais auparavant trouvé leur expression imagée, verbale, dans la littérature allemande”, ajoutait à son sujet Peter Huchel en 1960. “(...) Et il faut remonter aux anciens Egyptiens et Grecs pour trouver une telle conception mythique de la nature”, et de l’homme dans l’Univers.
La pièce débute par les lamentations désespérées du vieux Magnus, moribond, un des plus grands monologues de la littérature dramatique, selon Brecht. Hantés par cette mort, ses trois enfants, Jakob, Ephraïm et Johanna entreprennent une quête frénétique, recherche d’absolu et d’un sens de la vie, provoquant Dieu et les conventions sociales. L’un des frères se lance dans une jouissance effrénée, jusque dans le sadisme sanguinaire. L’autre dans une ascèse allant jusqu’à la castration, la mise en croix. Les thèmes principaux de cette pièce, écrite en 1919 par un très jeune homme, sont l’horreur fascinante de la souffrance, la décomposition, la mort, et les affres de la chair, éros et sexe, ressenties avec une acuité impitoyable qui fait songer à Georges Bataille et à Artaud.