Éric Faye | Les Essais (1996)
Temps, attente et fiction, autour de Julien Gracq, Dino Buzzati, Thomas Mann, Kôbô Abé
"S’ennuyer, écrit Cioran, c’est chiquer du temps." L’écrivain lui aussi en chique souvent, non pour s’ennuyer, mais pour échafauder des textes. Matière première du romancier, fluide insaisissable dans lequel il plonge la trame de son récit, le Temps peut devenir le ou l’un des thèmes essentiels d’un roman. Subi, perçu, voire inventé, déformé par les personnages, le Temps est inévitablement une énigme, une menace ; voici l’équivalent de l’épée de Damoclès, le suppléant moderne du fatum auquel les dieux antiques ont donné congé.
Cinq œuvres servent dans le présent essai cet effort de réflexion sur le Temps et les personnages de roman du XXe siècle : Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt, de Julien Gracq, Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, La Montagne magique, de Thomas Mann et, last but not least, La Femme des sables, du Japonais Kôbô Abé. Conçus entre 1913 (époque à laquelle Proust et Kafka achevaient les leurs) et 1965, ces textes s’inscrivent sur une toile de fond de conflits – montée des périls, drôle de guerre ou guerre froide.
Cet essai part de l’hypothèse que ces romans auraient été inconcevables à d’autres périodes que le XXe siècle et tente d’en cerner les raisons : basculement dans une ère industrielle, une société d’échanges et de communications tous azimuts, qui invente la précision et la rapidité, bouleverse le concept même de Temps et transforme l’attente en anomalie, en curiosité, et en fait par là même un asile de nuit pour les "singes en hiver" que sont Giovanni Drogo (du Désert) ou Hans Castorp (de La Montagne magique). Depuis Kafka et la terrible légende "Devant la loi" glissée dans les pages du Procès, l’écrivain n’est plus indifférent au Temps métaphysique. Aristote et d’autres sondèrent le Temps jadis, mais il s’agissait d’hypothèses d’école, de froids postulats servis à l’académie. Avec le déclin du religieux et de la croyance en une survie post-mortem, le XXe siècle charge ces réflexions d’angoisse. L’invention de l’Apocalypse par l’homme lui-même, la possibilité de disparition de l’espèce ont changé la donne. Les interrogations des personnages de ces cinq romans se nourrissent d’une commune inquiétude, accompagnée d’un regard sur l’Histoire et d’une atmosphère prenante, du sentiment de visiter un sanatorium où l’on traite, témoins privilégiés, les malades de notre époque et du Temps qu’elle sécrète.
Ce volume contient :
INTRODUCTION : DERNIÈRES NOUVELLES DU TEMPS
PREMIÈRE PARTIE : DANS L'ARRIÈRE-BOUTIQUE DE L'ÉCRIVAIN
CHAPITRE PREMIER : "L'OBSCURE RACINE DU CRI"
1. Dino Buzzati : en attendant la rédemption
2. Julien Gracq ou la fascination du départ
3. Thomas Mann : Les fleurs de la relativité
4. Kôbô Abé et la logique de Kafka
CHAPITRE II : ÉCRIVAINS DES MARGES
CHAPITRE III : UNE TOILE DE FOND COMMUNE
1. L'arrière-plan historique
2. Des fables
3. Résurgence du tragique
DEUXIÈME PARTIE : SENTINELLES SUR LA FRONTIÈRE MORTE
CHAPITRE IV : L'ATTENTE INSCRITE AU CODE GÉNÉTIQUE
1. Des observateurs
2. Le mythe de la "queste"
3. Les oubliés d'Hésiode
4. Gracq, Buzzati, de l'histoire à la métaphysique
CHAPITRE V : LE TEMPS POUR MATIÈRE PREMIÈRE
1. Des "imprécis d'histoire et de géographie"
2. La graduation du désert
3. La topographie de l'attente
4. Retirés sur l'aventin
5. Complainte de l'irréversible
6. Conciliabules autour d'une énigme
TROISIÈME PARTIE : SOLITUDES
CHAPITRE IV : L'ÉCRIVAIN FACE À SON CHEF-D'ŒUVRE
1. Les voies de la grâce
2. Gémellité
CONCLUSION : ULYSSE NE REVIENDRA PAS