Éditions Corti

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L’Album d’un pessimiste

Ludwig Tieck | Domaine Romantique (1993)
Traduit par A. Béguin • Présentation de Pierre Péju

Initiateur du premier Romantisme, Ludwig Tieck était à peu près du même âge que les frères Schlegel, que Novalis ou Hölderlin. Aux environs de 1850, ayant survécu à tous les grands romantiques, il demeure seul sur une scène dont le décor a complètement changé, et sur laquelle on ne voit monter que de piètres nouveaux acteurs. L’année de sa mort, il y a plus d’un demi-siècle que Novalis n’est plus, quarante-deux ans que Kleist, qu’il a aimé et soutenu, s’est suicidé, trente-et-un ans qu’Hoffmann qui le tenait pour un maître a quitté ce monde, cinquante ans qu’Hölderlin est devenu fou et quarante ans qu’il est mort chez le menuisier Zimmer. Ces quelques repères aident un peu à comprendre comment Tieck, polygraphe virtuose, mort à l’âge de quatre-vingts ans, couvert d’honneurs, a fini par incarner, presque à lui tout seul, cette École romantique qu’il avait, avec quelques autres, fondée et dont il s’était retrouvé, après 1832, après la mort de Gœthe, le dernier représentant d’envergure.

Mais si son œuvre mérite encore d’être publiée et lue ce n’est vraisemblablement pas en vertu de son caractère hugoesque et protéiforme, mais plutôt en raison des quelques durables souris, douées du pouvoir, intact, de susciter les mêmes frayeurs, les mêmes angoisses, dont la montagne a accouché. Pris isolément, certains contes de Tieck, écrits à des époques différentes, représentent bien pour nous de tels trésors : Eckbert le Blond (1797), Le Runenberg (1802) et Amour et Magie (1811). Tout dans ces récits paraît nécessaire et exact. Ce n’est pas par leurs seules qualités littéraires, ni par leur seule musique, ou leur décor plus suggéré que décrit, que ces histoires nous atteignent si profondément. En nous les racontant, Tieck s’est rapproché de ce qu’on peut nommer “l’ombilic du conte”, ce lieu mental où l’intime et l’universel se rejoignent. Il a su comme nul autre évoquer la part obscure de la vie, la zone sombre où viennent confluer la peur, la folie menaçante, et l’enfance dont on se souvient d’abord comme une énigme. Ainsi, à l’aube du romantisme, Ludwig Tieck évoquait-il ce que l’on appellera un siècle plus tard l’“Inconscient”. Il parlait de la confusion de l’esprit et du corps, de la persistance de ce qu’on croyait oublié, de la puissance du désir conçu comme seul moteur de la création et même de la foi. En 1919, Freud a vu dans L’Homme au sable de E. T. A. Hoffmann, dont le climat d’inquiétante étrangeté devait beaucoup à l’influence de Tieck, une anticipation des découvertes de la psychanalyse : qu’aurait-il dit des très étranges souvenirs d’enfance que Bertha (Eckbert le Blond) évoque un soir, à la demande de son époux, devant l’ami énigmatique, et de ce brutal “retour du refoulé” (Strohmian) qui la rend malade à mourir ?

Tieck fut ainsi le grand initiateur de la réécriture littéraire et inventive des anciens contes. Certes, avant lui, Goethe avait écrit son fameux Märchen (L’Histoire de Fleur de Lys), et invité l’auteur de contes à se laisser porter par une imagination errante et un sens de l’énigme, à disposer dans tout récit des éléments impossibles à interpréter : certes Novalis avait esquissé la théorie “romantique” du Märchen et en avait donné une idée avec le conte de “La Fleur Bleue” dans Henri d’Ofterdingen. Mais c’est Tieck qui contribua à créer l’ambiance du conte romantique et fantastique, et démontra aux écrivains de son temps et des générations à venir les richesses infinies de ce genre littéraire.

Tout en volutes aquarellées que couperaient, nettement, des lignes sombres, les écrits de Ludwig Tieck ont imprégné tout le Romantisme allemand. Mais autour d’un point d’impact de ses contes les plus beaux, les ondes concentriques du rêve, de l’enfance, de la peur et de la folie se sont élargies jusqu’à nous. Vitesse et lenteur d’images inoubliables, teintes pastel et encre noire.



Ce volume contient :

– Eckbert le Blond ;

– Le Runenberg ;

– Amour et magie;

ainsi qu'une présentation de Pierre Péju : “Teintes pastel et encre noire”