Éditions Corti

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Sadegh Hedayat

Sadegh Hedayat, auteur, traducteur, né à Téhéran le 17 février 1903 - mort à Paris en 1951.

Sadegh Hedayat se rendit en France en 1926 pour y poursuivre ses études. Il rentra dans son pays en 1930, mais n’y occupa jamais que de médiocres emplois administratifs.

En 1936, Sadegh Hedayat effectua en Inde un voyage dont il conserva toujours une très forte impression. Il visita également l’Ouzbékistan soviétique en 1944.

En décembre 1950 il revint en France, mais se donna la mort cinq mois après.

Toute son œuvre, étrange et sombre, est marquée par la hantise du suicide et il avait tenté une première fois de se tuer durant ses années d’études en Europe.

Sadegh Hedayat a laissé plusieurs recueils de nouvelles offrant, des mœurs populaires persanes, des tableaux colorés, d’un réalisme poétique très original.

On possède aussi de lui quelques fantaisies pleines d’humour et qui font penser à Jarry. Mais son chef-d’œuvre est un roman fantastique La Chouette aveugle qui relate les hallucinations d’un fumeur d’opium poursuivi jusque dans sa vie présente par les tragiques interférences d’une existence antérieure.

André Breton a rangé ce livre au nombre des classiques du surréalisme, mouvement dont Hedayat n’a cependant suivi que très indirectement l’influence (notons qu’intéressé, dès les débuts de leur notoriété, par Kakfa et par Sartre, il a publié un essai sur le premier et traduit de longs extraits du second). Jugeant La Chouette aveugle trop audacieuse pour le public iranien, Hedayat n’en a tout d’abord donné qu’une édition confidentielle (1936) ; il attendit 1941 pour la publication réelle de ce livre qui, même alors, fit scandale à Téhéran. Possédant parfaitement le français, l’écrivain a rédigé en cette langue deux nouvelles.

Il faut enfin mentionner, à côté de l’œuvre littéraire d’Hedayat, ses traductions de textes pehlevis (ancienne langue de l’Iran) et ses travaux sur le folklore persan qui, les unes et les autres, ont exercé une influence considérable sur la jeune élite intellectuelle de Téhéran.

Alin Erfan, auteur publié aux éditions de l’Aube, né à Ispahan en 1946, emprisonné sous le shah, en France depuis 1981, évoque Sadegh Hedayat pour Mathieu Lindon, in Les Démons d’Hedayat, Libération 3 octobre 1996. (Extraits)


Avant [Sadegh Hedayat], la prose n’existait pas, la littérature persane n’était que de la poésie. A part chez Omar Khayam, la poésie est liée à la religion, et le chiisme est toujours politique. Hedayat a compris que la cause de notre malheur était l’intégrisme avant l’intégrisme. L’Iran a toujours été intégriste. Les poètes savaient que s’ils dépassaient la limite, ils seraient tués. Hedayat a été un homme moderne qui a voulu parler de la pensée moderne, par opposition à la pensée religieuse. Pour cela, il lui a fallu écrire un roman dans une langue qui n’a aucune tradition romanesque. Les mots et les phrases avant lui ne pouvaient pas incarner la vision du roman. Hedayat a inventé d’autres mots, d’autres phrases. Pourquoi s’est-il produit l’affaire Rushdie? Parce que les ayatollahs ne pouvaient pas comprendre ce qu’est un roman, cette forme d’expression qui n’est pas innocente, qui est moderne. Les autres écrivains, les intellectuels contemporains de Hedayat, n’avaient pas la même vision que lui. Ils ne comprenaient pas que, sans cette révolution de la forme, il n’y aurait pas de pensée moderne. Ils le regardaient comme un fou. Il y a donc eu la solitude de Hedayat parmi les siens, et sa solitude parmi la société, et l’idée philosophique de l’homme seul du vingtième siècle. La solitude de tous les côtés. (...)

De son vivant, le Toudeh, le parti communiste iranien, qui dominait le monde intellectuel, l’accusa d’être un pessimiste aristocratique, et pendant quarante ans Hedayat a été tenu à l’écart de l’intelligentsia iranienne. Après la révolution islamique, les intellectuels ont lu pour la première fois Hedayat. Ils l’avaient déjà lu, mais c’était une nouvelle lecture, sans précédent. Pourquoi y a-t-il eu tant d’années de silence? Nous en sommes tous responsables.

Ce silence a tué Hedayat. Qui a tué Hedayat? Pas seulement les imams des mosquées, la culture antidémocratique, le despote même éclairé: les gens qui savaient lire, qui comprenaient ce qui se passait dans le monde, sont les responsables de la mort de Hedayat. Moi, je n’ai pas parlé de lui pendant vingt ans, je parlais de Brecht. Aujourd’hui, en Iran, tout le monde est derrière Hedayat. Dès qu’on n’ose pas parler clairement contre la révolution islamique, on le lit. On peut citer ses phrases contre les imams car ils n’ont pas changé. Mais ma conviction est que si nous avions étudié Hedayat pendant quarante ans, il n’y aurait pas eu la révolution islamiste.

Extrait de Sadegh Hedayat douanier du désastre par Roland Jaccard, Le monde, 9 août 1991


(...) Ce Pessoa de Téhéran vécut quelques années en France, fit connaître Tchekhov, Kafka, Schnitzler dans son pays, et suscita l’admiration d’André Breton grâce à un chef-d’oeuvre, la Chouette aveugle.

Premier suicidé de la littérature persane, Sadegh Hedayat est aussi le premier écrivain iranien à rompre avec la tradition savante, à critiquer toute forme de despotisme, politique ou religieux, à déclarer ouvertement que l’homme est un ange déchu, qu’il n’y a plus de ciel, que l’enfer est ici-bas.

L’écrivain moderne que fut Sadegh Hedayat appartenait à l’école des " mangeurs d’opium ", ces fous trop lucides pour qui l’apprentissage de la modernité passe par l’expérience de l’archaïque et du chaos. L’écrivain moderne que fut Sadegh Hedayat affirmait qu’avec l’avènement d’un monde désenchanté devait coïncider l’invention de la prose. L’écrivain moderne que fut Sadegh Hedayat vomissait la poésie lyrique, il prônait ce que Ishaghpour (in Le Tombeau de Sadegh Hedayat, Farrago, 1999) appelle la " lucidité sémantique " et le " débit obsessif ". L’écrivain moderne que fut Sadegh Hedayat ne racontait que des " histoires d’enfance, d’amour, de coït, de mariage et de mort ".

Peu avant son suicide, l’écrivain que fut Sadegh Hedayat donna de lui-même cette définition qui pourrait servir de devise à tous les apatrides de la modernité : " Ni d’ici ni d’ailleurs ; chassé de là, non arrivé là. "

Extrait de "Un romancier de l’entre-deux" par Daryush Shayegan, La Quinzaine litéraire, 1/15 mai 1988.


Pourquoi Sadegh Hedayat surgit-il comme un météore dans cet Iran léthargique des années trente ?

Hedayat est un romancier qui n’eut ni prédécesseur, ni de vrai successeur, sinon de médiocres imitateurs. (...)

Hedayat est un écrivain de transition, un artiste pris dans l’étau étouffant de deux mondes : un Iran qui émerge timidement pour accueillir une modernité qu’il ne peut plus refouler et un Iran opiniâtre qui résiste avec acharnement à toute tentative de changement. Autant dire qu’il est un penseur de l’entre-deux, piège entre l’agonie des dieux et leur mort imminente. La mort de Dieu, il l’a vécue déjà dans sa chair quand, étudiant à Paris dans les années folles, il s’initie aux grandes œuvres de ce début du XXe siècle : Rilke, Kafka, Sartre, le surréalisme et l’expressionnisme sont ses familiers —des planètes qui gravitent dans sa constellation mentale et auxquelles il voue une amitié stellaire. Revenu chez lui, il~se trouve confronté à une culture en pleine déconfiture où les valeurs sclérosées sont devenues des caricatures d’elles-mêmes. D’où le désarroi de l’écrivain déboussolé qui, se situant nulle part, c’est-à-dire un non-lieu, se qualifie de "bâton doré aux deux extrémités", de quelqu’un décalé par rapport à deux modes d’être: « Ni d’ici, ni d’ailleurs; chassé de çà, non arrivé là » (Ishaghpour). (...)

Étranger en Europe, il le sera encore plus chez lui. En avance sur le temps historique de son pays, il en voit avec une rare clairvoyance les échecs, les drames, la stérilité avilissante, mais conscient aussi des richesses qui y sont enfouies, il essaie d’en extraire la quintessence des entrailles de son esprit. Cela explique, peut-être, son intérêt persistant pour chercher lefonds asiatique d’un Iran enseveli sous la cuirasse vermoulue de la religion, d’un Iran apparenté à l’Inde, au Bouddhisme, débarrassé d’une mémoire étrangère, chantant sans apprêt dans les quatrains authentiques d’un libre penseur comme Khayyâm. Cette recherche de la pureté, nous la décelons dans son indépendance intellectuelle, dans son refus de compromis, dans la rigueur ascétique d’une vie qui dédaigne les privilèges. On la retrouve dans son œuvre critique, on la rencontre enfin dans sa philosophie de dépouillement. En témoigne son amour pour Khayyâm et le Bouddhisme. Au refrain de "Tout est douleur, tout est transitoire", de l’antique sage de l’Inde, répond la tonalité khayyamienne de la vanité d’un monde qui nous hante par le rythme démentiel d’absurdes répétitions.Le génie de Hedayat fera de ce non lieu un événement de l’âme. (...)

Dans la mesure où Hedayat se consume pour les yeux noirs de la Sophia éternelle, il est compagnon de tous les visionnaires de l’Iran: il est ainsi douloureusement, désespérément persan. Mais dans la mesure où il communique son expérience dans le désarroi existentiel de l’homme d’aujourd’hui, il est terriblement moderne. Dans cette œuvre étrange la quête mutilée du soi s’exprime paradoxalement dans le langage universel des archétypes. Cette rencontre prodigieuse est une des rares réussites qu’ait effectuée la littérature persane contemporaine. Elle est un événement unique, non renouvelable qui tient du prodige. Aucun autre romancier iranien, à ma connaissance, n’en a fait l’expérience. C’est pourquoi elle touche tout autant un André Breton, un Henry Miller, qu’un metteur en scène chilien. (...)

Hedayat ne fut pas seulement un pèlerin désespéré en quête de son ombre, mais aussi d’une certaine manière un rend au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire un libertin dérangeant qui bousculait les conformismes invétérés d’une société bloquée par des pesanteurs paralysantes. Il s’apparente de la sorte à toute la filiation de hardis contestataires qui ont jalonné l’histoire religieuse de l’Iran et en ont dénoncé, à un certain niveau légalitaire, I’ignominieuse fourberie.

Extrait de Les Démons d’Hedayat par Mathieu Lindon, Libération 3 octobre 1996.

Comment peut-on être perçant? Comment être durablement si lucide, cruel, à l’égard à la fois de soi et de la société? Sadegh Hedayat est le plus célèbre écrivain persan de la modernité. Né à Téhéran le 17 février 1903, il s’est suicidé à Paris le 9 avril 1951. De l’auteur de la Chouette aveugle, roman traduit en 1952 et qui attira l’enthousiasme d’André Breton, Roger Caillois et Henry Miller, paraissent aujourd’hui Hâdji Aghâ, bref roman satirique dont le héros est une sorte de Tartuffe oriental qui pourrait jouer aussi dans l’Avare, et l’Eau de jouvence, six récits qui peuvent emprunter au fantastique pour raconter la tragédie humaine (sont en outre publiées en un tout petit volume, chez Novetlé, deux nouvelles supplémentaires). La vie et la mort occupent son oeuvre, ce qui serait d’une affligeante banalité si cette occupation ne s’exerçait avec une intensité hors de l’ordinaire. "Non, personne ne prend la décision de se suicider; le suicide est en certains hommes; il est dans leur nature, ils ne peuvent pas y échapper", dit le héros d’Enterré vivant (texte présenté par l’auteur comme "Extraits des notes d’un fou" et paru chez Corti). Et aussi: "Vous qui croyez vivre réellement, qu’avez-vous comme preuves solides?"

Youssef Ishagpour débute ainsi son essai le Tombeau de Sadegh Hedayat (chez Fourbis): ""Il y en a qui commencent leur agonie à vingt ans", dit Hedayat. C’est le plus grand écrivain de l’Iran moderne. De cette agonie précisément." Cinquième enfant d’une bonne famille, il suivit de 1926 à 1930 ses études en France, avant de rentrer en Iran pour y trouver des emplois subalternes. En 1936-1937, il voyagea en Inde, comme on le comprend dans deux nouvelles (écrites en français) de l’Eau de jouvence. Bouf-é-kour, la Chouette aveugle, parut pour la première fois, ronéoté, à Bombay en 1936. Il alla en URSS en 1944 avant de retourner à Paris fin 1950, peu avant de s’y tuer. Selon Youssef Ishagpour, "il avait une silhouette de petit-bourgeois, celle d’un employé de bureau. Une apparence semblable à l’allure de Pessoa [...] On avait commencé par le prendre de haut, comme "un jeune homme ignorant la grammaire", parce qu’il préférait le langage des vivants aux règles mortes de l’éloquence." Traducteur de Sartre, auteur d’essais sur Kafka, il fut considéré comme un communiste (sauf par les communistes). On le prétendit homosexuel, ce qui ne semble pas avoir été le cas, et consommateur gourmet d’alcool et de drogues, ce qui paraît indéniable. L’ensemble ne lui fit pas une bonne réputation en Iran.