Sadegh Hedayat | Littérature étrangère, 19893
Traduit du persan par M.F. Farzzaneh et Jean Malaplate
Il y a peu d’œuvres qui soient, autant que les quatrains d’Omar Khayam, admirées, rejetées, haïes, falsifiées, calomniées, condamnées, disséquées, et qui atteignent une renommée universelle, en restant pourtant méconnues. Sadegh Hedayat s’est découvert très jeune des affinités avec cette œuvre et s’est proposé de faire découvrir à ses contemporains “l’homme et sa pensée à travers une poignée de quatrains en langue persane attribués à Khayam mathématicien et astronome des cinquième et sixième siècles de l’Hégire (vers 1050-1123 ap. J.-C.)”. De plus, il s’est fait le lecteur critique des auteurs qui avaient entrepris, avant lui, d’analyser les quatrains (Edward G. Browne, F. Woeptk, Brockelmann, Edward Fitzgerald, Nathan Heskell Dole, Nicolas, Whinifield, E. Heren Allen, Vedder, Charles Grolleau, Von Shack, etc.), des éditeurs qui les avaient fait lire : pour Hedayat, la plupart se sont fourvoyés, les premiers en lui attribuant des réflexions ou des idées contradictoires révélant par là leur totale méconnaissance de l’œuvre – les seconds en éditant, sous son nom, des quatrains dont il ne pouvait être l’auteur. C’est cette édition critique des Chants de Khayam, à laquelle il travailla en 1923, âgé de vingt ans, que nous donnons aujourd’hui à lire dans une traduction de M.F. Farzaneh et Jean Malaplate.
Depuis la publication de Rencontres avec Sadegh Hedayat de M.F. Farzaneh, la personnalité et la pensée de l’auteur de La chouette aveugle nous sont mieux connues : il est , derrière un chef-d’œuvre singulier, sans pareil, une forêt à explorer, et l’intérêt premier de cette nouvelle publication est de nous faire découvrir, à travers sa lecture des quatrains, la philosophie personnelle de l’écrivain. Car si Khayam s’était, semble-t-il, trouvé empêché de mettre ses idées en pratique, s’il avait préféré revêtir le masque de l’homme de science respecté, Hedayat s’était, lui, fait un devoir de rechercher cette parfaite adéquation entre sa vie quotidienne et sa pensée. Lorsqu’il rend hommage à son maître persan, Hedayat est un jeune homme qui possède déjà sa propre vision du monde et sa propre culture, celle-ci considérablement étendue. Dans le Téhéran du début du siècle, les livres étrangers sont pourtant rares, et en dehors de la Bibliothèque de Prêts de l’Alliance Française et de l’Ecole Saint-Louis, tout contact avec la civilisation occidentale s’avérait utopique. Hedayat utilisera donc tous les faibles moyens qui sont à sa disposition pour connaître ce que la société iranienne contemporaine contribue à rendre plus “étranger” encore aux jeunes gens de sa génération : la culture de la Perse et de l’Iran ancien d’une part, la création occidentale d’autre part, véritable laboratoire duquel sortait, de loin en loin, des œuvres iconoclastes, peu respectueuses des formes passées, et qui répondaient parfaitement au besoin qu’avait alors l’écrivain iranien de s’affranchir des pesanteurs ancestrales.
Sadegh Hedayat a entrepris, à partir d’un choix de quatrains d’Omar Khayam, un travail rigoureux, méthodique qui tranche avec les habitudes des hommes de lettes iraniens : en tant qu’essai, Les Chants ont suscité un très grand intérêt dans les milieux intellectuels iraniens et ont fait école. La traduction que M.F. Farzaneh et Jean Malaplate en ont donné devrait contribué à mieux faire connaître en France l’œuvre du poète persan, comme elle permettra de confirmer la place, l’une des premières, de l’écrivain iranien parmi les novateurs du XXème siècle.
C’est la rencontre de Schopenhauer et de Kafka au pays des mollahs, la rencontre de deux désespérés autour d’une cruche de vin, se moquant de la religion, se proclamant matérialistes, pessimistes, agnostiques. En faisant le portrait d’Omar Khayam, c’est son autobiographe au futur qu’écrit le jeune Hedayat. Difficile de ne pas reconnaître l’auteur de La Chouette aveugle dans ce portait d’un homme ombrageux, qui n’éprouvait que mépris pour ses pairs, ces "perceurs maladroits des perles du savoir", que compassion pour ses semblables qui se trémoussent sans soupçonner que nous ne sommes que des pantins entre les mains d’un idiot. Dans ce clandestin qui "de son vivant cachait ses quatrains, craignant le fanatisme du peuple.". Dans cet intransigeant qui refusa "avec un courage inouï et une logique impitoyable toute faiblesse, toutes ces misérables pensées de ses contemporains imposées par la religion." Dans ce matérialiste athée pour qui, "au-delà de cette terre sur laquelle nous vivons, il n’y a ni bonheur ni châtiment. Le passé et l’avenir ne sont que deux néants." Dans ce pessimiste qui ne vend pas la poudre du bonheur : "Alors qu’il invite à la fête et à la joie, il s’arrange pour que le mot même de bonheur nous reste en travers de la gorge ; car, au même moment, avec mille allusions, il vous présente l’ange de la mort, le linceul, le cimetière et le néant." Roland Jaccard, Le Monde, 17 septembre 1993.