Laurent Demanze | Les Essais (2009)
Proses poétiques et biographies imaginaires, rêveries érudites et lectures vagabondes, l’oeuvre de Gérard Macé s’écrit à l’écart des genres. Elle va à rebours du présent et explore les temps antérieurs, non par goût de l’archive, mais pour y puiser des pensées nouvelles. Car Gérard Macé ne sépare pas l’invention et la mémoire, dans des livres où la fiction et les souvenirs, l’essai et la rêverie se confondent. Il s’invente une mémoire comme on endosse un costume d’emprunt, et réenchante son passé à mesure qu’il s’enfonce dans ses lectures. Le réel et l’imaginaire, le familier et l’étranger s’échangent alors, en brouillant les identités au fil des pages tournées.
Pourtant, Gérard Macé ne s’égare pas seulement dans le labyrinthe des bibliothèques, puisqu’il invite au dépaysement, dans les détours du voyage ou les décentrements de la traduction. Il puise à l’exactitude du concret, transcrit un détail attesté ou s’aventure dans les sciences humaines, pour dire le monde avec lucidité. À la manière des colporteurs, il mêle la précision des savoirs et l’enchantement de la rêverie, avec le souci de la trouvaille. Mais transposer ses souvenirs ou saisir le réel dans ses photographies, consigner ses lectures ou partir dans le sillage des explorateurs, c’est toujours élaborer une poétique de la mémoire. Car c’est l’ébranlement d’une rencontre qui conditionne le retour du passé et permet de célébrer les retrouvailles.
Pour qui sait y prêter attention, la vie quotidienne est pleine de magie : voix des chanteuses mortes entendues à la radio, monde vu à l’envers dans les miroirs, ancêtres retrouvant des visages d’enfants sur de vieilles photographies. Capter ces «illusions sur mesure» : telle est la démarche tendrement ironique de Gérard Macé dans son dernier recueil, tissé de prose et de poèmes. Apparitions et disparitions, leurres et changements à vue : telle est la dramaturgie très simple qui oriente notre perception du réel.
Si «la spirale du temps» ramène Gérard Macé, depuis Filles de la mémoire (2007) à la poésie de ses premiers textes (Bois dormant I983 réédité en Poésie / Gallimard 2002), c’est après une trentaine de livres. Brefs ouvrages inclassables et raffinés – de Colportages en biographies fictives, et en images que, voyageur devenu photographe, Macé a rapporté du Japon ou d’Ethiopie. Voyages dont on trouve des traces dans son dernier recueil de poèmes. Deux essais récents éclairent cette oeuvre en apparence si diverse mais traversée d’échos et de «secrètes / correspondances». Notamment L’oeuvre de Gérard Macé, une oltracuidansa poetica, de Karine Gros (éditions Nota bene, Canada).
Quant à Laurent Demanze, il a repris, pour son bel essai, le titre d’une section de Vies antérieures de Gérard Macé. Son analyse, sans jamais peser, revisite subtilement les territoires parcourus par «autant d’écritures de la divagation» : des secrets de filiation perceptibles dans Le Manteau de Fortuny, à une «ethnographie de soi» qui s’affirme dans Le Goût de l’homme, en passant par les colportages, «petites encyclopédies de l’intime», aux lisières de la littérature. Demanze évoque aussi — citant Dominique Rabaté — le «romanesque sans roman» qui rend fascinante la vie de Champollion, Le Dernier des Égyptiens. Il donne à voir, dans cette «oeuvre qui s’écrit à rebours de la modernité», la part de l’érudition et de la rêverie, du réenchantement et de la lucidité.
Monique Pétillon, Cahier critique de poésie, octobre 2010