Éditions Corti

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Un balcon en forêt

Julien Gracq | Domaine français (1958)

1939, ce sont les premiers mois de ce que l’on appellera la drôle de guerre. Période de suspens, d’attente particulièrement dans les Ardennes où l’aspirant Grange a pour mission d’arrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants.

Un souvenir de Julien Gracq dans Les Carnets du grand chemin :

"Lorsque nous partîmes en mai 1940 pour la Hollande — une des pièces maîtresses dans la stratégie du général Gamelin — nous débarquâmes du train le 13 dans le soir avancé à proximité de St-Nicolas d’Anvers et nous passâmes le reste de la nuit sur l’herbe du bas-côté de la route. Le matin fut radieux. Nous marchions par une petite route de terre vers le bourg de Sinai ; la luxuriance de la campagne flamande m’éblouissait : après les resserres à fumier de la Lorraine, les tourbières de la Canche et de l’Authie, on allait enfin cantonner dans le pays de Cocagne. Le bourg était si récuré, si net, qu’il paraissait vernissé; il m’échut une chambre fraîchement lessivée, à carreau et édredon rouge: j’étais si fatigué que je me coulai séance tenante entre les draps. Mais je n’y trouvai pas le sommeil. Par intervalles espacés, maintenant que le remue-ménage de l’installation s’était tu, le bruit du canon, tellement inattendu pour nous si loin de la frontière, éveillait le silence de cette chambre de béguinage. La joue collée voluptueusement à l’oreiller, aussi frais qu’un oreiller proustien, je tentai un moment de croire à quelque combat naval en mer du Nord, mais un planton me tira incontinent du lit. On partait, en catastrophe, abandonnant dans le village à la garde d’un sergent nos cantines et tout notre convoi de voitures. En quelques minutes, I’atmosphère avait changé: l’urgence, l’incohérence de cette fête en avant, le décombre de nos bagages sur les bas-côtés, où déjà s’attroupaient des Flamands goguenards, tout avait soudain une odeur de désastre. C’était le moment tout juste où les Allemands passaient la Meuse à Sedan.

St-Nicolas d’Anvers, tous feux éteints, grouillait de troupes emmêlées, silencieuses dans le noir; la rue principale n’était qu’un long embarras de voitures. Nous apprîmes qu’Anvers était déjà sous les obus, et qu’on minait en hâte le tunnel routier de l’Escaut. Mais, au lieu de suivre le chemin de la grande ville vers laquelle le feu aurait dû nous aspirer, nous prîmes droit au nord, et bientôt nous fîmes route dans le désert d’une campagne qui semblait inhabitée, tant elle était sourde et muette. A droite, nous longions des bois de pins très sombres qui devaient être les dernières avancées de la Campine. A gauche, la route, qui bientôt devint digue, dominait un pays bas où l’œil ne saisissait aucune ligne, aucun objet discernable, mais d’où montait une faible haleine mouillée qui parlait de la mer. La solitude brusque, le silence sans fond faisaient penser aux changements à vue du rêve, où une prote qu’on pousse se change en tapis volant, donne instantanément sur un autre climat, une autre contrée, une autre époque. La troupe déjà harassée (c’était notre première marche depuis des mois) cheminait sans souffler mot ; aux haltes, les hommes tombaient sur le dos, entraînés par le poids du sac. La fatigue, I’insomnie rendaient irréelle la contrée inconnue où nous pénétrions: ni villages, ni maisons au long de notre route, rien que ce goût de mouillure d’une étendue liquide invisible, ce silence qui semblait émerger d’un en deçà des temps. Un moment, nous marchâmes vers un point de l’étendue noire où, à intervalles espacés, s’allumait une lueur masquée; le sillage d’un fracas théâtral enjambait la voûte de la nuit pendant de longues secondes, s’éteignait, puis un point rouge à peine perceptible se rallumait sans aucun bruit à l’horizon: cette balistique alanguie et abstraite fonctionnant au cœur des ténèbres ne s’accordait guère pour mon inexpérience avec l’idée d’un tir d’artillerie lourde. Nous passâmes à l’aplomb de la voûte de vacarme. Puis nous laissâmes dériver peu à peu la source lumineuse intermittente sur notre arrière comme un bateau-feu, et de nouveau ce fut le silence noir: la nuit ressemblait à une traversée de la mer. Comme se levait à peine le petit matin gris, nous arrivâmes à un bourg, presque une villette même, avec sa grand’place pavée, mais une villette naine aux maisons de poupée, aux portes qui semblaient ne livrer passage que de profil : Kieldrecht. On s’attendait presque à en voir sortir les magots naïfs et mécaniques, à sabots vernis et pipes de porcelaine, qui peuplent un des contes d’Edgar Poe : c’était le bourg de Vondervotteimitis — mais il était trop tôt encore pour les santons indigènes; il n’y avait âme qui vive dans les rues. Là-dessus le bataillon se disloqua et les sections voguèrent chacune vers leur emplacement de combat, au travers d’une sorte d’Eden pastoral dont le souvenir enchanté peuple encore les pages de La Sieste en Flandre hollandaise. Nous fîmes encore sept à huit kilomètres, en file indienne sur la crête des digues gazonnées; enfin mon guide (nous n’avions pas de cartes des Pays-Bas) me désigna le polder dont j’avais à assurer la défense avec mes vingt-cinq hommes contre des "engins mécaniques amphibies susceptibles de traverser l’Escaut": une immense pelouse d’un bon kilomètre carré, cernée de ses peupliers comme la cuve d’un stade de sa haie d’oriflammes, et paisiblement habitée de ruminants déjà à l’ouvrage. On n’entendait pas d’autre bruit, dans ce séduisant bout-du-monde, que le meuglement des vaches laitières et le froissement de la petite brise de mer dans les peupliers: désorienté par ce champ de bataille bucolique, mais un peu dépeuplé, car je n’avais de voisins qu’à un bon kilomètre, j’adressai quelques mots d’encouragement à mes hommes et je les assurai que sur la crête des digues nous n’avions rien à craindre des chars (sic). Mais ils ne semblaient guère en souci des chars, ou plutôt ils dormaient déjà debout: trois minutes plus tard, toute la section ronflait vautrée dans l’herbe juteuse: des chars amphibies fantômes, nul ne vit jamais trace. Ce déraillement onirique, qui nous rejetait d’un seul déclic hors du sentier de la guerre au moment même du "baptême du feu", cette marche fourvoyée à travers des champs d’asphodèles dont l’Histoire n’était plus que le songe insignifiant sont restés dans mon esprit comme un trip virgilien dont je demeurai longtemps drogué: perque domos ditis vacuas et inania regna (à travers les demeures vides et le royaume désert de Pluton).


Julien Gracq, Carnets du grand chemin, p.139 et suivantes)