Éditions Corti

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Une forêt profonde et bleue

Marc Graciano | Domaine français, 2016

Ils sont six guerriers à chevaucher depuis deux jours, serrant contre leurs bottes de peau les flancs de leur monture et fuyant l’ennemi. À leur tête, une femme, que l’auteur désigne par ces seuls mots : la fille. Elle a les cheveux blonds, « noués en multiples tresses fines » et ornés d’« un plumet », elle monte à cru, un arc et un carquois sont sa seule défense.

Ainsi commence le remarquable roman de Marc Graciano, qui nous plonge dans le haut Moyen Âge, quand les hommes hantaient la forêt, vivant avec les astres et les bêtes, quand ils ne parlaient que le langage des armes, qu’ils se vêtaient de peaux et ne connaissaient pas l’impudeur. Toutes choses que l’auteur ne se contente pas de raconter, mais qu’il recrée, dans un tourbillon de mots, à la façon d’un derviche.

Construit comme une suite de tableaux, le récit s’ouvre sous le signe de la violence. Celle de la bataille, d’abord, dont le « cliquetis d’armures » et le « galop sur le sol » annoncent l’imminence. Au moment venu, tous s’immobilisent, hommes et chevaux se reniflent, un coursier « relève la queue en panache pour émettre un puissant jet d’urine », et c’est le « signal de la joute ». Le petit groupe est vite décimé par la troupe ennemie, et la fille empoignée puis ligotée.

La scène qui suit est encore plus crue, puisqu’il s’agit d’un viol collectif. Réunis autour du feu, les vainqueurs commencent par s’enivrer. Puis leur chef se lève, il entrouvre sa « brayette » et « entame le branle du vit » avant de « placer son gland malpropre et nauséabond sur la bouche de la fille ». Et toute la troupe à sa suite. Après quoi ils la mettent à quatre pattes, et chacun à son tour vient « pisser sa semence dans le pertuis de la fille ». Enfin, tous la pénètrent « par le pertuis contre nature ». Le lecteur en reste interdit : ces hommes barbares sont nos semblables ! Après la violence, vient le temps de la réparation. Laissée pour morte, la fille s’est enfuie, nue, à travers la forêt et trouve refuge dans une grotte habitée par un ermite. Ce mège est un adepte des pratiques divinatoires et, mi-prêtre, mi-sorcier, il entreprend de guérir la rescapée. Muni d’une lampe à huile, de poudres diverses et d’onguents, il concocte de savantes préparations pour soigner « sa vulve purulente ». Une fois rétablie, et face au spectacle de la nature, l’ancienne amazone n’aura plus qu’à fermer les yeux, « comme un signe d’abdication devant la beauté du monde ».

 

D’autres surprises attendent le lecteur, notamment une séance de chamanisme (la composition florale et animale dessinée par le mège sur le corps de la fille s’anime et prend vie) et un accouchement, qui achèveront de l’éblouir. À la fois hors du temps et familier, l’envoûtant récit de Marc Graciano nous parle de la violence immémoriale de l’humanité, mais aussi, et avec quelle force, de la permanence obstinée du vivant.

Igor Capel | Le Canard enchaîné | 22 avril 2015